Requiem pour D.J. – Derek Jarman | Propos

Requiem pour D.J. – Derek Jarman

Propos

Interview de Gilles Pastor
par Cathy Bouvard, co-directrice des Subsistances, juin 2005

Comment est né ce projet autour de Derek Jarman ?
Il est né de deux choses, j’avais envie de continuer à orienter mon travail sur l’intime, sur le corps, ses défaillances, l’organique et d’autre part de poursuivre ma réflexion sur la mise en scène en tant qu’écriture. Derek Jarman, le chantre de l’hétérogénéité, a influencé mon travail et mon rapport au théâtre : les mots et la langue étaient alors essentiels pour moi, j’avais envie du « dire » à l’époque. Aujourd’hui, je cherche une écriture avec l’image-vidéo, un danseur, un compositeur et des acteurs. Je mets en réseau des gens, de l’humain, je ne constitue pas de troupe.

Qu’est-ce qui vous attire en particulier dans son univers ?
Son cinéma a souvent donné la vision de la société anglaise contemporaine comme violente, déstructurée, malade, décadente, bref une image de l’Apocalypse ou de Getsémani. L’Eldorado ou l’âge d’or étant l’Angleterre élisabéthaine et le virus selon Jarman dans la société anglaise contemporaine étant Margaret Thatcher. Quand il se sait séropositif, son corps lui-même devient ce terreau ravagé de création.

Votre univers semble assez influencé par le cinéma.
Par la vidéo, because it’s cheap! J’aime cette image à la portée de tous. C’est notre super-8 contemporain, n’importe qui peut se procurer un caméscope miniDV et c’est pour cette raison que l’image vidéo est souvent présente dans mon travail. J’ai été influencé par deux cinéastes : Syberberg et Jarman qui tous deux ont eu un rapport singulier avec l’image cinématographique. Jarman a longtemps filmé en super8 et en vidéo, les images ont été ensuite gonflées, transposées, retravaillées. Syberberg et Jarman sont des témoins culturels fort de leurs pays et composent des images comme on compose des tableaux, la narration étant totalement éclatée.

Au-delà de cette dimension esthétique, qu’en est-il de l’homme Jarman ?
C’est un poête, un véritable excentrique, une voix politique et militante, un artiste queer. « Ma génération a été contaminée par manque de connaissance, et la prochaine le sera par manque d’information ». En 1992, il avait vu juste. Aujourd’hui, plus de 20 ans après l’arrivée du virus, il y a de l’épuisement. Deux films de Jarman me fascinent : Jubilee et The last of England. The Last of England date de 1987. Nous sommes en plein thatchérisme. Ce sont les derniers jours de l’Angleterre. Le virus Thatcher est en marche et Jarman se sait malade depuis 1986. Jarman filme les derniers jours d’un condamné à mort, la dernière cigarette consumée. Ce film n’est pas sans issue : il est politique.

Comment définissez-vous vos liens à l’autofiction ou à l’autobiographie ?
Proust a écrit un passage fabuleux dans la « Recherche », c’est la mort de la grand-mère. Cette mort-là était tout simplement celle de sa mère! Je suis allé à Dungeness, dans la maison de Derek Jarman, j’ai rencontré Keith Collins, son ami et collaborateur. Dans mon travail, c’est la distance qu’il y a entre Jarman et moi qui est importante, c’est notre éloignement, c’est l’histoire de cette maison que je visite et traverse avec son ami dix ans après sa mort, c’est l’histoire d’une quête, un voyage entre Eden et Gethsémani.

Et vos liens à vous avec cette intimité sur scène?
Fermez vos yeux, Monsieur Pastor était un mélange de matériau, qui avait trait à mon intimité. J’aime cette violence là, faire ressurgir le corps. Dans Fermez vos yeux j’avais une extrême liberté, car c’était ma réalité : celle de l’épileptique, de la convulsion. Ici, ce n’est pas autobiographique, je ne suis pas malade. Mais choisir de parler de Jarman, c’est raconter l’histoire du corps qui s’abîme à travers le virus HIV. Un spectacle vivant qui se nourrit d’un poète décédé, ou d’une génération pétrifiée, vieillie prématurément.